Jean Racine :
Iphigénie (1674) – ACTE II SCENE 1
Je me flattais
sans cesse
Qu'un silence éternel
cacherait ma faiblesse.
Mais mon cœur trop pressé
m'arrache ce discours,
480 Et te parle une fois, pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel
espoir fondée
De ce fatal amour je me vis
possédée.
Je n'en accuse point
quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille
honorer mes malheurs.
485 Le Ciel s'est fait sans doute une joie inhumaine
À rassembler sur moi tous
les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le
souvenir affreux
Du jour qui dans les fers
nous jeta toutes deux !
Dans les cruelles mains, par
qui je fus ravie,
490 Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes faibles yeux
cherchèrent la clarté.
Et me voyant presser d'un
bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et
d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer
l'effroyable visage.
495 J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma
vue avec horreur.
Je le vis. Son aspect
n'avait rien de farouche.
Je sentis le reproche
expirer dans ma bouche.
Je sentis contre moi mon cœur
se déclarer,
500 J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet
aimable guide.
Je l'aimais à Lesbos, et je
l'aime en Aulide.
Iphigénie en vain s'offre à
me protéger,
Et me tend une main prompte
à me soulager.
505 Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !
Je n'accepte la main qu'elle
m'a présentée,
Que pour m'armer contre
elle, et sans me découvrir,
Traverser son bonheur, que je ne
puis souffrir.
Dans cet
article nous allons analyser un passage qui fait partie de la scène première de
l’acte 2. Cette scène marque l’apparition d’un nouveau personnage très
important. il est important parce qu’il va contribuer à la complication de la
situation dramatique et très important aussi parce que le dramaturge l’a
inventé pour dénouer sa pièce pour raison de vraisemblance.
Dans
l’acte 1 on apprend qu’Agamemnon a décidé sous la pression des dieux et les
manipulations d’Ulysse de sacrifier sa fille. Et pour le faire il l’a convoqué
sous prétexte qu’Achille veut organiser le mariage. Alors dans cet acte
Iphigénie arrive, mais pas seule, elle est accompagnée d’Eriphile, une jeune
fille qu’Achille a enlevée lors de sa conquête de Lesbos et il l’a confiée à
Iphigénie pour prendre soin d’elle.
Je vais
établir un schéma pour relever la nature des relations qui unissent les personnage
s.
Mais cette
scène constitue une surprise dans la mesure où Eriphile se révèle être
amoureuse d’Achille qui est déjà promis à Iphigénie, Alors cette tirade raconte
la naissance de cet amour sur une tonalité tragique. et je formule ainsi comme
problématique : Comment le discours amoureux d’Eriphile fait d’elle un personnage
tragique par excellence ?
La 1° partie
Le texte
pourra se diviser en 3 parties, la première commence du début jusqu’à « tous
les traits de sa haine. »
. La
première remarque que j’ai fait sur cette partie c’est le type des phrases. On a
quatre phrases déclaratives, ce type de phrase montre que le personnage cherche à produire un discours rationnel et ce
type sert aussi à apporter des informations, des informations sur les origines
de l’amour d’Eriphile à Achille.
1 Je me flattais sans cesse
2 Qu'un silence éternel
cacherait ma faiblesse.
3 Mais mon cœur trop pressé
m'arrache ce discours,
4 Et te parle une fois, pour se taire
toujours.
On
remarque ici l’utilisation du connecteur logique « MAIS » qui
exprime l’opposition et que révèle que le personnage développe une
argumentation.
1 Je me flattais sans cesse
2 Qu'un silence éternel
cacherait ma faiblesse.
3 Mais mon cœur trop pressé m'arrache ce discours,
4 Et
te parle une fois, pour se taire toujours.
5 Ne me demande point sur quel
espoir fondée
6 De ce fatal amour je me vis
possédée.
7 Je n'en accuse point
quelques feintes douleurs
8 Dont je crus voir Achille
honorer mes malheurs.
Ici il y a
une expression très intéressante qui est « ce fatal amour »
cette courte expression nous fait comprendre que l’amour que ressent Eriphile est
décidé par le destin, c’est un amour fatal, inévitable, Eriphile n’a décidé
rien. Eriphile est victime de l’ironie tragique, c’est un personnage victime de
son ignorance, l’ignorance de sa propre situation, elle combat des forces et un
destin déjà tracé, un destin plus fort que lui. Les vers suivants vont nous
confirmer cela :
9 Le Ciel s'est fait sans
doute une joie inhumaine
10 À rassembler sur moi tous
les traits de sa haine.
Alors
Eriphile est victime du sort personnifié par le mot « joie »
qui insiste de manière hyperbolique sur la cruauté du destin.
Il existe
aussi ici un terme très connotatif qui est « traits ». Et pour
faire un peut d’intertextualité ce terme me rappelle un poème de Pierre de
Ronsard intitulé heureux comme un chevreuil. Et qui dit à la fin de son sonnet « Tira
d’un coup mille traits dans mon flanc ». Ce terme « Traits »
est un terme à connotation amoureuse par
la référence implicite aux traits ou bien aux flèches de Cupidon.
10 À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Dans ce
vers il y a un rapprochement entre deux notions contradictoires, il ya les
traits qui renvoient à l’amour et il y a la haine. Normalement il doit dire les
traits de l’amour, mais dans ce cas cet amour apporte avec lui pas le bonheur
mais les malheurs parce que c’est un amour contre nature. Car on ne peut pas
aimer son ravisseur.
Alors on
comprend de cette première partie que le personnage ressent un amour fatal qui le
fait souffrir et contre lequel il ne peut rien faire.
La 2° partie
La 2°
partie commence de « Rappellerai-je encor » jusqu’à « Je
l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide. »
Cette
deuxième partie comprend aussi dans sa totalité des phrases de type déclaratif
qui nous informent sur des événements passés, il s’agit d’un récit, c’est un
récit parce que d’une part le dramaturge
emploie les temps verbaux de la narration, on a le passé simple par
exemple : jeta – demeurai- fus .. et on a l’imparfait par exemple :
frémissais – craignais – je l’aimais .. et d’autre part on a une succession des
évènements. Alors Eriphile emploie le récit pour remonter en arrière et révéler
les origines de son malheur et comment elle s’est trouvée amoureuse d’Achille.
11 Rappellerai-je encor le
souvenir affreux
12 Du jour qui dans les fers
nous jeta toutes deux !
13 Dans les cruelles mains,
par qui je fus ravie,
14 Je demeurai longtemps sans
lumière et sans vie.
Eriphile
est présentée toujours comme victime, d’abord elle est victime d’une violence
explicite d’Achille, une violence désignée par les expressions « qui
dans le fer…. » et « cruelles mains » . Le fer est une
métonymie qui revoit à une cage en fer ou bien aux chaines de fer par
lesquelles on enchaine les esclaves.
Cette
position de victime est mise en relief aussi par l’expression de la passivité « par
qui je fus ravi » et l’expression « me voyant presser
d’un bras » et aussi par l’emploi d’un verbe d’état et pas d’action
qui est « demeurai », on peut ajouter aussi que la désignation
d’Achille par l’adjectif « vainqueur » connote sa passivité et
sa position de victime.
15 Enfin mes faibles yeux
cherchèrent la clarté.
16 Et me voyant presser d'un
bras ensanglanté,
17 Je frémissais, Doris, et
d'un vainqueur sauvage
18 Craignais de rencontrer
l'effroyable visage.
19 J'entrai dans son
vaisseau, détestant sa fureur,
20 Et toujours détournant ma
vue avec horreur.
On
remarque qu’Achille est désigné par des métonymies « cruelles
mains » et « bras ensanglanté » ça nous connote l’idée que le
personnage ne le voit pas encore.
L’emploi de ces métonymies n’est pas seulement pour insister sur le fait
qu’elle ne l’a pas encore vu mais il insiste aussi sur la violence d’Achille
puisqu’elles sont liées à des adjectifs « cruelles » et « ensanglanté ».
On a aussi
des indices de la fuite de regard, Eriphile ne veut pas voir son visage « craignais
de rencontrer » et « toujours détournant ma vue ».
On a aussi
un accès progressif à la lumière dans un mouvement ascendant du regard,
observez avec moi ces expressions : on a dans un premier lieu « sans
lumière » c’est-à-dire elle ne voit rien. Puis on a « Recherchèrent
la clarté » et enfin on a « me voyant ».
Ce
mouvement ascendant du regard a abouti à la vue d’Achille dans le vers suivant :
21 Je le vis. Son aspect
n'avait rien de farouche.
Dans ce
vers le rythme syntaxique ne coïncide pas avec le rythme classique.
Ce rythme
syntaxique qui oblige à un temps d’arrêt, « je le vis »
représente une transformation, un renversement d’émotions. Ce rythme traduit un
coup de foudre c’est à ce moment-là que cupidon a fait son travail.
Son aspect n'avait rien de farouche.
Ici il y a
l’emploi de la litote pour signifier qu’elle l’a trouvé beau, mais elle
signifie aussi qu’elle refuse d’appeler ses sentiments par leurs vrais noms en
raison de l’horreur éprouvée à aimer son ravisseur.
22 Je sentis le reproche
expirer dans ma bouche.
23 Je sentis contre moi mon
cœur se déclarer,
24 J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Il y a ici
une anaphore, la répétition de l’expression « je senti » suivi
des compléments d’objet. Ce procédé permet de mettre l’accent sur les
sentiments que ressent par le personnage.
On a aussi une allitération par le son [k],
elle nous fait entendre un cœur qui bat, un cœur qui s’emballe fort.
Le
désordre émotionnel est illustré aussi par la personnification de l’organe « cœur »
qui montre qu’Eriphile est écartelé entre sa raison et ses sentiments d’amour.
24 J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
On a ici
dans cette expression « ne sus que pleurer » il y a une
négation restrictive toutes les émotions sont réduites à un seul sentiment qui
est la tristesse extrême. Qui montre que l’amour ne lui apporte pas la joie
mais la douleur parce qu’elle a découvert qu’elle est tombée amoureuse de son
ravisseur.
25
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
26
Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide.
La
répétition du verbe aimer met l’accent sur le sentiment d’amour qu’éprouve
Eriphile à Achille.
On a
aussi l’évocation de 2 toponymes « Lesbos » et « Aulide »
pour montrer qu’elle l’aime encore, elle l’a aimé ailleurs et elle l’aime
encore ici.
La 2°
partie est une révélation lyrique de l’amour car le personnage exprime ses émotions personnelles intenses à
la première personne.
La 3° partie
On passe
maintenant à la 3° partie qui commence de « Iphigénie en vain s'offre à
me protéger » jusqu’à la fin.
27
Iphigénie en vain s'offre à me protéger,
28
Et me tend une main prompte à me soulager.
29
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !
30
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée,
31
Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir,
32 Traverser son bonheur, que je ne
puis souffrir.
Dans cette
partie le personnage emploi un discours délibératif, il cherche à établir une
décision.
On a aussi
l’évocation du terme « main » main d’Iphigénie, c’est une main
qui la protège et qui la soulage au contraire de la main d’Achille qui est
cruelle et violente. Le mot « soulager » rimant avec « protéger » insiste sur la
bonté et l’aspect protecteur d’Iphigénie.
30
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée,
31
Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir,
32
Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.
Alors la
décision prise par Eriphile est de n’accepter l’aide d’Iphigénie que pour la
trahir.
32 Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.
Il existe
deux mots dans ce vers qui n’appartiennent pas à la même classe grammaticale
mais ils présentent deux idées contradictoires qui sont bonheur et souffrir.
Eriphile donc décide de nuire à la vie d’Iphigénie et de l’empêcher à atteindre
son bonheur parce que si elle ne fait pas elle va souffrir.
Conclusion
En guise de conclusion, Eriphile est victime
du destin et aussi d’elle-même puisqu’elle est tombée amoureuse de son
ravisseur, cet amour ne lui apporte que le malheur.
Le
dramaturge a employé les ressources de la poésie lyrique et du récit pour nous
faire ressortir toute la charge émotionnelle de son personnage.