Le choc des civilisations : "mythe ou réalité ?"
Parmi les nouvelles acquisitions du
centre documentaire du Collège Interarmées de Défense en ce début de 1998,
figure en tête de liste l’ouvrage de Samuel Huntington intitulé " le
choc des civilisations ". Henry Kissinger l’a qualifié de "
livre le plus important depuis la fin de la guerre froide « et
Zbigniew Brzezinski l’a décrit comme " un tour de force
intellectuel: une oeuvre fondatrice qui va révolutionner notre vision des
affaires internationales " ?
L’ouvrage fait suite à la vive
polémique suscitée par un article publié par l’auteur en 1993 dans la revue Foreing
Affairs sous le titre « The Clash of Civilizations ? ". Il y
soutenait l’idée selon laquelle " les conflits entre
groupes issus de différentes civilisations sont en passe de devenir la donnée
de base de la politique globale ». Répondant aux multiples
réactions que cet article avait provoquées à travers le monde, Samuel
Huntington approfondit et enrichit les idées énoncées dans cet article par de
nouveaux concepts qu’il expose dans " le choc des
civilisations " avec un style d’une clarté exceptionnelle pour un
thème de ce niveau. La thèse centrale ainsi reformulée dans l’ouvrage
s’articule autour des cinq idées principales que je reproduis ci-après
textuellement par souci de préserver l’intégralité de la pensée de l’auteur:
" 1/. Pour la première fois dans
l’histoire, la politique globale est à la fois multipolaire et
multicivilisationnelle. La modernisation se distingue de l’occidentalisation et
ne produit nullement une civilisation universelle, pas plus qu’elle ne donne
lieu à l’occidentalisation des sociétés non occidentales.
2/. Le rapport de forces entre
les civilisations change. L’influence de l’Occident décline; la puissance
économique, militaire et politique des civilisations asiatiques s’accroît;
l’islam explose sur le plan démographique, ce qui déstabilise les pays
musulmans et leurs voisins; enfin, les civilisations non occidentales
réaffirment la valeur de leur propre culture.
3/. Un ordre mondial organisé sur
la base de civilisations apparaît. Des sociétés qui partagent des affinités
culturelles coopèrent les unes avec les autres; les efforts menés pour attirer
une société dans le giron d’une autre civilisation échouent; les pays se
regroupent autour des État phares de leur civilisation.
4/. Les prétentions de l’Occident
à l’universalité le conduisent de plus en plus à entrer en conflit avec
d’autres civilisations, en particulier l’islam et la Chine; au niveau local,
des guerres frontalières, surtout entre musulmans et non musulmans, suscitent
des alliances nouvelles et entraînent l’escalade de la violence, ce qui conduit
les État dominants à tenter d’arrêter ces guerres.
5/. La survie de l’occident
dépend de la réaffirmation par les Américains de leur identité occidentale; les
occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais pas
universelle et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les
sociétés non occidentales. Nous éviterions une guerre généralisée entre
civilisations si, dans le monde entier, les chefs politiques admettent que la
politique globale est devenue multicivilisationnelle et coopèrent à préserver
cet état de fait... ".
Il ne s’agira pas ici de procéder à
l’analyse de toutes les idées énoncées dans cet ouvrage, encore moins soutenir
une quelconque antithèse. Une telle ambition requiert un niveau intellectuel,
une connaissance approfondie des relations internationales et surtout de toutes
les civilisations mondiales. Néanmoins, Je me limiterai à livrer, quelques
réflexions que la lecture du " choc des civilisations " m’a
inspirées.
I/. De l’identité comme moyen:
Samuel Huntington part de
l’observation des conflits de l’après-guerre froide et de leur
nature pour démontrer leur dimension civilisationnelle. Or, force est de
constater que tous les conflits n’avaient pas à leur déclenchement de
connotation culturelle ni religieuse. Pour ne citer que de l’un des plus
importants et plus épineux du siècle finissant, le conflit israélo-arabe, il
faut noter que ce problème ne datait pas de l’après-guerre froide mais de 1948
et qu’il était à l’origine un conflit par essence territorial. C’est au fil de
son évolution que les religions ont été sciemment et progressivement invoquées
et mises au-devant pour atteindre des objectifs par essence politiques. Pendant
la période de la diaspora, les communautés juives étaient disséminées dans
plusieurs pays musulmans où elles pratiquaient normalement leur religion sans
pour autant que cela puisse déboucher sur des conflits confessionnels. La
spécificité culturelle ainsi que les intérêts de ces communautés avaient été
même préservés à un moment où les juifs dans certains pays d’Europe étaient
persécutés. Les synagogues érigées en ces temps en terre d’islam sont toujours
là pour réfuter l’idée que les religions sont par nature conflictuelles.
Si, comme l’affirme Huntington, l’après-guerre
froide est une nouvelle ère de conflits civilisationnels, il est pour le moins
étonnant de constater que le conflit israélo-arabe s’est surtout intensifié
durant la guerre froide, notamment avec les affrontements de 1948, 1967, 1973
et la crise libanaise de 1975 à 1990, et qu’il ne s’est en revanche jamais
aussi rapproché du dénouement qu’à la fin de celle-ci avec le processus de paix
entamé après la chute du mur de Berlin. Ce qui est encore plus étonnant dans le
cas précis de ce conflit, c’est que ce processus de paix, pourtant si bien
engagé, ait fait l’objet d’un puissant coup d’arrêt au moment même où une
grande partie de l’opinion publique israélienne commence à manifester pour la
paix et la coexistence interculturelle.
Une lecture similaire de la plupart
des conflits qui donnent l’impression de mettre en prise des civilisations
différentes, permet d’affirmer que ces conflits sont à l’origine mus par les
intérêts objectifs des États en tant qu’entités rationnelles (territoire,
ressources, voies de communication etc...); et que c’est par la suite, chaque
fois que cela est possible, que le facteur culturel vient se greffer sur le
conflit, en raison la puissante capacité de mobilisation et de consensus qu’il
crée. C’est dire qu’il n’y a réellement pas de conflit purement
inter-civilisationnel. Clauswitz disait que " la guerre est la
continuation de la politique par d’autres moyens ". Aujourd’hui, on
peut dire que l’identité culturelle n’est qu’un moyen parmi d’autre au service
de la nouvelle politique mondiale.
II/. Et les autres facteurs ?
Par ailleurs, Samuel Huntington
fait de la dimension culturelle le seul facteur qui doit désormais guider la
politique globale. Cette idée a trouvé un large écho en ce sens qu’elle est
arrivée à point nommé pour remplir le vide philosophique peu rassurant dans
lequel la fin de l’antagonisme idéologique Est-Ouest venait de propulser le
monde. Devant l’absence d’un ennemi déclaré et la perspective d’une situation
de ce fait brumeuse et hasardeuse, il fallait donc pour les besoins de la
navigation stratégique trouver de nouveaux repères, quitte à en inventer pour
tracer de nouvelles frontières.
Or, considérer le facteur culturel
comme l'unique grille de lecture du monde et de son évolution future me paraît
peu convaincant et même réducteur. En effet, toute politique qui se veut
globale, se doit d’intégrer l’ensemble des facteurs qui déterminent les choix
des peuples et des gouvernements pris dans leurs environnements aux échelles
locales, sous-régionales, régionales et mondiales. Ces mêmes choix sont définis
par rapport aux multiples contradictions propres à chaque civilisation, mais ne
peuvent s’inscrire qu’à l’intérieur du nouveau cadre qui régit la société
internationale selon des normes et des règles de jeu qui renforcent de plus en
plus l’interaction des États tout en réduisant de plus en plus leur cercle de
compétence en tant qu’acteurs effectifs des relations internationales. En
effet, le phénomène de la mondialisation qui n’a pas été suffisamment pris en
compte par l’auteur, rend le monde par le biais des interdépendances et des
multiples réseaux qu’il tisse par-delà les particularismes, de plus en plus
complexe pour qu’il soit réduit à sa simple expression culturelle. Si le choc
des civilisations n’a pas eu lieu pendant la période où la guerre froide
pouvait facilement utiliser le ferment culturel au service des idéologies, un
tel choc ne pourra être que fort improbable tant que la mondialisation continuera
sur sa lancée actuelle. Alvin Tofler, peu convaincu lui aussi de ce phénomène
de mondialisation, reconnaît néanmoins que " plus l’interdépendance
s’accroît, plus les pays sont impliqués, et plus les conséquences sont
complexes et ramifiées. Toujours est-il que les interrelations sont d’ores et
déjà tellement embrouillées et complexes qu’il est quasi impossible, fût-ce aux
hommes politiques et aux experts les plus brillants, de mesurer les
conséquences de premier ou de second ordre de leurs décisions ".
III/. Relativiser
Après la chute du mur de Berlin et
peu avant Samuel Huntington, Francis Fukuyama avait déjà décrété " la
Fin de l’histoire ". Il estime qu’après la fin de
l’antagonisme Est-Ouest, l’humanité a atteint le terme de son évolution idéologique
et que la seule forme de gouvernement et d’organisation des sociétés, désormais
définitive et valable, est la démocratie libérale occidentale. Analysant les
conflits actuels, Samuel Huntington observe néanmoins que « l’euphorie qui a
suivi la fin de la guerre froide a engendré l’illusion d’une harmonie. Le monde
est effectivement devenu différent au début des années quatre-vingt-dix, mais
il n’en est pas devenu pacifique pour autant ...". Il ajoute que
" l’occident, en particulier les Etats-Unis qui ont toujours
été une nation missionnaire, croit que les non-Occidentaux devraient adopter
les valeurs occidentales, la démocratie, le libre-échange, la séparation des
pouvoirs, les droits de l’homme, l’individualisme, l’Etat de droit, et
conformer leurs institutions à ces valeurs... ". Néanmoins, il
estime que les sociétés non occidentales, notamment musulmanes et chinoises,
hésitent tout de même à adopter ce système dans son intégralité et en déduit
alors qu’elles constitueront une menace pour la civilisation occidentale.
Certes, les conflits se sont
multipliés depuis la fin de la guerre froide. Certains de ces conflits, comme
nous l’avons souligné, ont pris un caractère culturel. Cependant on ne peut
tout de même pas nier que cette nouvelle période de tension diffuse s’est en
même temps accompagnée, à travers le monde, d’un vaste mouvement d’ouverture,
de libéralisation et de démocratisation des sociétés. Ce sont là les valeurs de
la civilisation occidentale. Face à cette nouvelle tendance on ne peut que se
poser la question de savoir comment une société peut à la fois adopter des
principes qu’elle a elle-même réclamés et acquis, parfois au prix de grands
sacrifices, et en même temps les rejeter.
Le problème dans certaines sociétés
non occidentales qui connaissent actuellement une vive résurgence du religieux,
ne peut être réduit caricaturallement à celui de l’incompatibilité des
civilisations. D’abord, il faut souligner que l’une des graves erreurs consiste
à généraliser les jugements. Sur l’ensemble des État membres de l’Organisation
de la Conférence Islamique, quatre ou cinq seulement sont secoués par des
mouvements intégristes qui ont par ailleurs bien du mal à s’implanter au sein
de populations qui les rejettent. Certains de ces État avaient connu ces
mouvements bien avant la fin de la guerre froide. Pourtant, le citoyen
occidental moyen qui lit aujourd’hui ce qui s’écrit sur ce sujet a l’impression
que le monde musulman dans sa totalité s’est embrasé et que l’Occident est sur
le point d’être envahi. Le fait de vouloir systématiquement imputer
l’intégrisme à l’islam et de généraliser ce jugement à la communauté musulmane
dans son ensemble brouille les esprits des musulmans qui rejettent et
combattent ce phénomène et conduit à plus d’incompréhensions et fait plutôt
l’affaire des intégristes. L’islam est totalement innocent de la barbarie et de
l’extrémisme. C’est une religion qui prône l’équilibre, le pardon, la
tolérance, le respect de l’autre et la concorde entre les individus et les
peuples. Aucune disposition de l’islam n’interdit à la femme, comme on a
tendance à le croire, de travailler et de participer aux côtés de l’homme à
l’édification de la société. Les intégristes sont à mon sens ceux qui n’ont
rien compris à l’islam.
L’intégrisme est un problème
fondamentalement social et non religieux. Il s’explique par l’échec de
certaines sociétés musulmanes à résoudre la difficile équation du progrès.
Voulant brûler les étapes sur la voie de la modernisation et opérer des
avancées significatives, certains État musulmans croyaient qu’il suffisait de
transposer des modèles étrangers (libéralisme ou marxisme) pour réussir. Or la
manière et la vitesse à laquelle ces politiques de modernisation ont été
conduites ne permettaient pas aux anciennes structures traditionnelles qui
fondaient la cohésion sociale de suivre et d’assimiler progressivement ces
changements. C’est pourquoi le phénomène de l’intégrisme ne réussit pas à
s’implanter dans la majorité des pays musulmans, parce que ces pays mènent la
modernisation, chacun à son rythme et en fonction de ses propres réalités
historiques, en opérant des changements dans la continuité. Changement des
structures sociales et des modes de production par l’intégration des systèmes
et des valeurs occidentales universelles. Continuité par le maintien des
valeurs et symboles traditionnels qui permettent à la société de garder ses
repères, sa cohésion et de pouvoir encaisser les effets pervers inhérents à la
modernisation.
IV/. Structuration et
déstructuration:
S. Huntington précise que " les
civilisations se structurent autour de leurs États phares ".
Partant de là, il délimite des blocs d’alliances homogènes constitués sur la
base des affinités culturelles; chaque bloc étant solidairement constitué
autour d’un État phare considéré comme tel eu regard à sa puissance ou à son
rayonnement. Ce concept d’État phare théoriquement possible, pose néanmoins sur
le plan pratique deux problèmes majeurs lorsqu’il s’agit d’activer les
civilisations en tant que blocs unis et solidaires dans la défense de leurs
soit- disant intérêts.
1/. Si un État devait être
considéré comme phare au sein de sa civilisation d’appartenance eu égard à sa
démographie ou à sa puissance économique et militaire et de ce fait s’estimait
habilité à conduire son " clan ", il s’agirait donc d’un
statut de domination du fort au faible. Dans ce cas, les intérêts de l’État
phare priment généralement sur ceux des État de second rang. Un tel type de
rapport aiguise l’appétit hégémonique de l’État phare et alimente en retour la
méfiance des État de second rang, notamment ceux qui pourraient être amenés à
jalouser son statut. Dans un souci de rééquilibrage, les État de second rang
sont alors poussés à renforcer leurs liens avec des État d’autres
civilisations. Dans ce cadre, les intérêts politico-économiques et les
impératifs de sécurité propres à chaque État prennent le dessus sur les
considérations culturelles ou idéologiques. Les exemples d’alliances atypiques
à ce sujet ne manquent pas (alliance Chine-USA du temps du conflit
sino-soviétique ) ( alliance coalisés # Irak ) ( Japon-USA # Chine ) (
Turquie-OTAN # monde musulman ). C’est également le cas des relations parfois
tendues entre les Etats-Unis et les pays d’Europe occidentale chaque fois que
les intérêts de ces derniers ne sont pas pris en compte lorsqu’il s’agit de
prendre une décision concertée.
2/. Si le statut devait être acquis par
le rang culturel que l’État phare croit devoir détenir au sein de son aire
civilisationnelle, le concept est pour le moins inopérant au sein de la
civilisation musulmane. D’abord il y a le monde arabe et il y a le monde
musulman. Le premier est plus sensible à l’idée de nation arabe identifiée dans
ses territoires, le second sensible à l’idée de solidarité musulmane en tant
que concept. Ensuite il faut préciser qu’en raison de la diversité des rites en
vigueur, aucun État musulman ne peut prétendre au monopole de ce statut tant
cela suppose l’alignement de tous les autres État sur un seul et même rite,
chose fondamentalement inconcevable. C’est le cas de l’Iran chiite qui, à
vouloir s’ériger en État phare et exporter son modèle, s’est retrouvé
aujourd’hui isolé au sein de la quasi-totalité de la communauté musulmane.
On s’aperçoit donc que les choses
ne sont pas aussi simples et que les États, en tant qu’entités souveraines, ne
sont pas toujours enclins à subir la volonté d’un autre pays même s’il fait
partie de leur propre civilisation. On a l’impression que les État se
structurent autour des civilisations, en fait d’autres considérations
inhérentes aux intérêts et à la souveraineté des État entraînent à l’inverse un
effet de déstructuration intra-civilisationnelle.
V/.Un état- major pour la paix:
Dans ce même ordre d’idées,
l’auteur tente d’expliquer l’aspect conflictuel de la civilisation musulmane à
travers la création de l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI). A ce
sujet deux remarques essentielles s’imposent:
- Un tel organisme,
internationalement reconnu et où siègent tous les pays musulmans, ne peut être
que bénéfique pour la paix et la sécurité internationale. D’abord cette
organisation n’a jamais pris de décisions qui vont à l’encontre des autres
civilisations ou confessions. Ensuite, en tant que lieu de concertation et de
discussion où chaque état est libre d’émettre son avis, l’OCI est un facteur
qui discipline la communauté musulmane et prive, tout pays prenant
unilatéralement une décision non conforme à sa charte, du soutien des autres État
musulmans. Donc l’OCI comble un vide que certains État auraient pu exploiter
pour s’exprimer ou agir au nom de la communauté musulmane. Son existence peut
aussi expliquer l’inexistence d’un États phare musulman.
-Il est frappant de remarquer
l’absence jusqu’à présent de dialogue interculturel. Que ce soit dans un cadre
bilatéral, multilatéral ou international, les État se réunissent pour discuter
et traiter des questions politiques, économiques, militaires, sociales, environnementales...etc,
mais rarement ou jamais des questions religieuses. Cette absence pourrait
s’expliquer par le fait que les État laïques ne peuvent se substituer aux
instances religieuses pour traiter de telles affaires. C’est pourquoi la
création dans les autres civilisations d’organismes représentatifs à l’instar
de l’OCI constituerait un grand forum inter-civilisationnel qui permettrait la
mise à profit des points communs entre les religions, car il y en a beaucoup.
La coexistence appelle avant tout la compréhension de l’autre. La compréhension
de l’autre exige la connaissance et le respect des convictions de l’autre.
C’est dans cet espace vide créé par le manque de connaissance et de
communication que fleurissent les à priori, les préjugés et les extrémismes.
C’est tout le drame des civilisations qui ne peut se dissiper qu’au sein d’un
état- major inter-civilisationnel de la paix.
VI/. Nouvelles frontières et
conclusion:
Au fur et à mesure de la lecture du
" choc des civilisations ", on est saisi par une sorte
d’angoisse. On a l’amère sentiment que nos enfants et petits-enfants seront
condamnés à évoluer dans un monde moins paisible que celui de leurs parents;
monde qui n’a rien à voir avec celui qu’on a cru un instant percevoir au moment
de la chute du mur de Berlin. C’est peut-être ce sentiment de déception qui
pousse les détracteurs de Samuel Huntington à lui reprocher sa vision
pessimiste du futur et à rejeter ses idées on bloc.
Parce que la nature préfère le
milieu et rejette les extrêmes, disons que l’ouvrage de Huntington a le mérite
de fournir des éclairages forts intéressants sur un sujet aussi délicat que
celui des civilisations et des cultures et d’interpeller le lecteur sur les
dangers qui menacent la paix et la sécurité du fait de leur interaction.
Cependant, voulant embrasser l’avenir de l’humanité dans sa globalité, l’auteur
a pris tellement de hauteur que son approche n’a pu s’empêcher d’occulter
beaucoup d’autres facteurs aussi déterminants pour les relations
internationales que l’identité culturelle. Pour appuyer son approche,
Huntington estime qu’ " un phénomène global exige une explication
globale ". Dans ce cas, n’y a-t-il pas aujourd’hui d’autres
phénomènes aussi préoccupants, revêtant un caractère global et dont dépendra
l’avenir de l’humanité entière?
Pour n’en citer qu’un seul, je
dirais que les nouvelles frontières ne seront ni celles qui séparent le nord et
le sud, ni celles qui séparent l’Est et l’Ouest, ni celles qui séparent les
civilisations. Les vraies frontières sont celles que la pauvreté et le chômage
sont en train de dessiner à travers les grandes villes de tous les pays du
monde, qu’ils soient développés ou en voie de développement. Les villes sont en
train d’étouffer sous l’étau des périphéries qui guettent et menacent les
centres. Chaque ville a déjà son nord et son sud et chacune de ces deux parties
a sa propre " civilisation " et sa propre logique. N’est-ce
pas là de nouvelles frontières qui affectent la qualité de la vie, remettent en
cause tous les modèles de développement jusqu’ici inventés. N’est-ce pas là des
frontières qui annoncent des chocs d’un type nouveau et qui menacent toutes les
civilisations humaines? N’est-ce pas là, sans écarter bien sûr les menaces
énoncées, un phénomène global sur lequel la politique globale doit se pencher
pour donner naissance à une stratégie globale?